« Mater misericordiae », l’une des trois nouvelles invocations récemment ajoutées aux Litanies de Lorette par le pape François, est un titre « polyédrique », lit-on dans L’Osservatore Romano en italien du 2 juillet 2020, « en mesure d’exprimer avec richesse et subtilité de significations, non seulement le mystère de Dieu mais aussi celui de l’homme, de son histoire et de sa culture ».

Michele Giulio Masciarelli introduit sa longue réflexion sur la nouvelle litanie par un survol historique sur l’emploi dans l’Eglise, et la réflexion théologique qui l’a toujours accompagné, d’un titre marial très ancien, qui « s’est diffusé comme par contamination spirituelle ». Plus récemment, après une période de soupçon, puis d’indifférence et d’oubli, qui l’ont caractérisée, la notion chrétienne de miséricorde refait surface.

« En ajoutant l’invocation de Mater misericordiae aux Litanies de Lorette, explique l’auteur, le pape François désire demander au peuple chrétien de faire de la miséricorde une ligne incontournable de son cheminement » vers Dieu.

Voici notre traduction de la première partie de cet article.

HG

Réflexions sur la première des neuf invocations des Litanies de Lorette

Un titre marial polyédrique

La Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements a communiqué, le 20 juin dernier, la décision de François d’inclure trois nouvelles invocations dans les Litanies de Lorette : Mater misericordiae, Mater spei et Solacium migrantium.

Le pape a ajouté ces trois invocations : nous voulons ici évoquer et commenter théologiquement la première d’entre elles : Mater misericordiae. C’est un titre polyédrique, c’est-à-dire multiforme, complexe, nuancé, varié, polymorphe, en mesure d’exprimer avec richesse et subtilité de significations, non seulement le mystère de Dieu mais aussi celui de l’homme, de son histoire et de sa culture.

« Mater misericordiae », un titre ancien et actuel

Comme le montre la plus ancienne prière mariale, Sub tuum praesidium confugimus, l’Eglise, s’inspirant de l’Ecriture, appelle Marie par des termes se référant à la miséricorde. Dans cette célèbre prière chorale, Marie est présentée comme le signe de la mère miséricordieuse :

« Sous l’abri de ta miséricorde, nous nous réfugions, Sainte Mère de Dieu. Ne méprise pas nos prières quand nous sommes dans l’épreuve, mais de tous les dangers délivre-nous toujours, Vierge glorieuse et bénie » (cf. G. Giamberdardini, Il culto mariano in Egitto, Jérusalem, Studium Biblicum Franciscanum, 1975, volume 1, page 74).

Peut-être est-ce exactement à l’époque patristique avancée que, pour la première fois, Marie est appelée « mère de la miséricorde », et ce par Jacques de Saroug. Dès lors, ce titre s’est diffusé comme par contamination spirituelle. Ainsi l’on prie et l’on chante qu’ « au miséricordieux, il faut une mère de miséricorde » : Romain le Mélode (première moitié du sixième siècle) affirme que Marie a aimé également « les étrangers et les ennemis, parce qu’elle était vraiment la mère de la miséricorde, la mère du Miséricordieux » (cf. Testi mariani del primo millennio, Rome, Città Nuova Editrice, 1988-1991, volume 2, page 264).

En dehors d’un contexte de prière, le titre de Mater misericordiae est employé également dans une intention plus ouvertement théologique : par exemple, Jean le Géomètre (fin du dixième siècle), développe un raisonnement théologique intéressant, pour arriver à cette conclusion : parce qu’elle a été Mère miséricordieuse d’abord dans sa vie et maintenant au ciel, « celui qui aime immensément les hommes devient encore plus miséricordieux, lui qui a choisi cette femme en raison de l’amour qu’il a pour les hommes, et a voulu qu’elle soit non seulement une mère miséricordieuse, mais également médiatrice et réconciliatrice auprès de lui » (ibid., p. 966).

Beaucoup plus tard, Théophane de Nicée évoque ainsi Marie : « Elle est en vérité et sans aucune dissimulation la miséricorde divine, puisqu’elle est remplie de la bonté, de la miséricorde et de l’amour subsistant. […] Puisqu’elle est entrailles de miséricorde divine » (cf. in SS. Deiparam, M. Jugie, Roma, coll. Lateranum 1, 1935, p. 194). Le titre de Mater misericordiae n’a pas tardé à se diffuser dans l’Occident chrétien. Marie a été invoquée et vénérée sous ce titre dans la grande vie monastique médiévale : paradoxalement, précisément au dixième siècle, appelé « saeculum pessimum » ou encore « siècle de fer », un moine, Odon de Cluny, avait l’habitude d’invoquer Marie avec le titre très doux de Mater misericordiae (cf. Vita Odonis Clun., II, 20: PL 133, 72). Et encore, à grands traits, à l’époque de la scolastique, la réflexion théologique et l’attitude priante à l’égard de la Vierge Marie n’ont pas manqué. Par exemple, Saint Anselme d’Aoste (m. 1109) le décline dans une perspective de coopération de Marie dans l’optique de la Rédemption, tandis que saint Bernard insiste sur le pouvoir d’intercession maternelle de Marie, avocate miséricordieuse (cf. In nativitate B. M. V., Sermo 7).

A l’époque moderne également, le titre de Mater misericordiae se confirme dans le domaine théologique comme dans celui de la piété. Saint Laurent de Brindisi appelle Marie « Mère de la miséricorde » pour dire qu’elle est « infiniment miséricordieuse » ; saint Alphone de Liguori, lui, nous présente surtout Marie comme la mère aux yeux miséricordieux : elle est « tout yeux, afin de nous aider, misérables sur cette terre » (Cf. Le glorie di Maria, Valsele Tipografica, Materdomini,1987, p. I, chap. I, p. 221).

Finalement, encore à traits rapides et distants, aujourd’hui, le titre de Mater misericordiae a été repris, avec une solennité particulière, par saint Jean-Paul II dans deux de ses encycliques : Dives in misericordia et Redemptoris Mater. Enfin, ce titre a connu un nouvel élan avec le fameux « Missel marial italien » (1987) qui consacre au moins huit numéros (du 39 au 46), à l’intercession miséricordieuse de Marie. Le numéro 39 porte explicitement sur le titre : » Marie Vierge reine et mère de la miséricorde ».

Face à un mot doux et inquiétant 

 Quand on parle de miséricorde, comme en cette occasion de la nouvelle invocation litanique Marie Mater misericordiae, voulue par le pape François, on se confronte à un mot très doux (c’est la forme d’amour la plus désirable), mais aussi complexe. En effet, toute une histoire d’équivoques et d’incompréhensions pèse sur lui, à tel point que l’on peut parler de « miséricorde exilée » de notre culture, surtout parce qu’une idée répandue la considère comme une attitude de faiblesse, de renoncement, voire superficielle.

Certes, le mot de miséricorde peut être inquiétant. Nous en voyons un symptôme lorsque nous constatons qu’il a été « soupçonné d’idéologie » par Karl Marx qui y voit une antithèse présumée à la justice ; ou encore lorsque Friedrich Nietzsche la définit carrément comme « la plus malsaine des vertus » (cf. F. Nietzsche, L’anticristo. Maledizione del cristianesimo, Milano, Adelphi, 1977, p. 8-9).

Pour les chrétiens, en revanche, le mot miséricorde est riche d’un mystère d’une profonde densité, qu’il faut faire émerger au niveau de la gnoséologie comme au niveau de l’agir, comme le fait le pape François lorsqu’il fait écho à l’année jubilaire de la miséricorde (2015-2016), lui donnant, en un certain sens, la possibilité de perdurer. Il confirme que la miséricorde ne s’oppose pas à la justice, et qu’elle n’en pas le dépassement, mais qu’elle va au-delà. Ainsi on ne peut penser Marie comme une « Mère de la miséricorde » en opposition à la justice divine.

Marie, mère du Rédempteur et « mère du Juge »

La miséricorde n’est pas une faiblesse, tout d’abord en Dieu, dont l’amour infini ne justifie aucune conception facile de la vie chrétienne mais exige une mesure de la fidélité toujours plus élevée : la miséricorde est le « code » exigeant qui trouve toujours partiaux et insuffisants tous nos comportements basés sur les mesures minimales de « ce qui est dû ». Dans le christianisme, on ne donne pas un jugement sans miséricorde, ni une miséricorde sans jugement ; par conséquent, « il faut maintenir dans toute sa force l’antithèse justice incorruptible – pardon infini » (X. Tilliette, La béatitude de la miséricorde, in Communio [Septembre- Octobre 1983], 11). Marie est en même temps la mère du Rédempteur et la mère du Juge, comme le dit Ambroise Autpert, moine du huitième siècle, à San Vincenzo sul Volturno, près de Bénévent, qui s’adresse ainsi à elle :

« Reçois ce que nous offrons, obtiens ce que nous demandons, pardonne ce que nous craignons, puisque nous ne trouvons personne plus capable que toi, par ses propres mérites, d’apaiser la colère du Juge, toi qui as mérité d’être la mère du Rédempteur et du Juge » (H. Barré, Prières anciennes de l’Occident à la mère du Sauveur. Des origines à saint Anselme, Paris, Lethieux, 1963, p.44).

Ainsi, par son existence personnelle, Marie indique le caractère conciliable entre miséricorde et justice. Par sa participation au mystère de la Croix, elle est l’icône du Christ infiniment “pardonnant“, tandis que, étant immaculée et toute sainte, elle est l’icône du Christ incorruptiblement juste.

« Mater misericordiae » : un grand titre pour une grande Mère

La grandeur de la miséricorde est implicite dans le fait que nous lui sommes obligés parce qu’il en va de notre salut. « Nous avons toujours besoin, affirme le pape François, de contempler le mystère de la miséricorde. Elle est source de joie, de sérénité et de paix. Elle est la condition de notre salut » (bulle Misericordiae vultus, 11 avril 2015, n. 2). Le titre de Mater misericordiae affirme de Marie qu’elle est une grande dame parce que sa maternité se réfère à une réalité de plénitude de miséricorde. Tout est compris en elle : de l’amour pour Dieu et pour les frères dépendent la loi et les prophètes (cf. Matthieu 22, 40)

Pour le pape, « le mystère de la foi chrétienne est là tout entier » (Misericordiae vultus, 1). Le mot de miséricorde – même s’il est au début, au centre et à la fin de l’histoire du salut – s’est développé dans le désert de l’indifférence et de l’oubli : il s’agit d’un thème « négligé de manière impardonnable », mais heureusement, au cours des dernières décennies, s’élève une intense « invocation » qui s’impose comme « un thème fondamental pour le XXIe siècle » (cf. W. Kasper, Misericordia. Concetto fondamentale del Vangelo – Chiave della vita cristiana, Brescia, Queriniana, 2013, p. 5-26).

Dans la miséricorde, Dieu s’exprime en plénitude et il engage son honneur, ce qui est sa surprenante responsabilité. L’on pourrait dire, en renversant la logique, que si Dieu n’exerçait pas la miséricorde, il y aurait de quoi craindre parce qu’il serait un Dieu irresponsable. Mais cette hypothèse ne se présente pas, comme l’affirme le pape François : « La miséricorde de Dieu est sa responsabilité à notre égard » (Misericordiae vultus, 10). Dans la miséricorde, il y a donc le germe de toute la théologie chrétienne : tout se produit sous son manteau, y compris le mystère de Marie, et c’est pourquoi il est grandiose d’affirmer que la Femme de Nazareth et de Jérusalem en est la « Mère » […].

En ajoutant l’invocation de Mater misericordiae aux Litanies de Lorette, le pape François désire demander au peuple chrétien de faire de la miséricorde une ligne incontournable de son cheminement synodal vers le « Nord de Dieu » (H.U. von Balthasar), qu’est le ciel.

(A suivre)

© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat